Des dizaines d’yeux regardent la place du conservatoire depuis quelques jours. Réalisée par WryaEyes, une artiste membre du collectif “Artiste en Exil”, cette nouvelle fresque sur le mur du conservatoire met en avant les origines et le féminisme. Rencontre.
Elle a été la première femme à faire des graffitis au Yémen. Cette jeune exilée de 29 ans laisse une trace à Val-de-Reuil. Une œuvre intitulée “Regards sur la Mixité”, de WryaEyes alias Ahlam Jarban de son vrai nom. Le regard étant le seul moyen de communication des femmes au Yémen, un pays soumis au régime autoritaire. Arrivée en France en 2018, elle a vécu de plein fouet la pandémie et l’arrivée des masques sur nos bouches, laissant comme seul espace visible sur nos visages : nos yeux. En lien avec les élèves du lycée Marc Bloch, elle a imaginé une œuvre pour mettre en avant l’art urbain, la position des femmes dans l’art et la mixité des genres, cultures et opinions…
“Les femmes sont dominées par les hommes au Yémen”
Si le Yémen est peu relaté dans les médias, l’ONU met en garde sur sa situation : le pays est en guerre depuis plus de 7 ans. Ahlam Jarban est une graffeuse Yéménite. Elle a fui le pays deux ans après le début du conflit, d’abord en Jordanie avec sa mère et sa grand-mère, puis seule pour venir en France en 2018. Élevée par sa mère, seule et divorcée, dans un pays où les hommes dominent la société, elle est originaire de Somalie et d’Éthiopie, un métissage qui l’a tout autant handicapé que son sexe quand elle vivait là-bas. “J’ai été élevée dans une famille de femmes, ma mère travaillait dans un hôpital de nuit, elle était extrêmement jugée comme une mauvaise personne, car elle remplissait toutes les cases détestées du régime : métisse, travailleuse, seule… Les femmes sont dominées par les hommes au Yémen” , raconte la jeune femme qui ne s’est jamais identifiée à une Yéménite et prône ses origines avec fierté : “ils ont un grand rôle dans ma vie, d’ailleurs, mon nom d’artiste est lié. Wrya est un mot normal et positif en Somalie alors qu’au Yémen c’est un mot raciste que j’ai toujours entendu. Tout le monde m’appelait comme ça là-bas.” Une belle provocation pour montrer au Yémen qu’elle est fière d’être qui elle est.
Les yeux, le pouvoir de ses œuvres
Passionnée d’art, elle est la première à prendre des bombes de peinture et à peindre sur les murs. Un art qui n’existait pas dans son pays. Elle monte un collectif de graffeurs et utilise de la peinture pour carrosserie afin de peindre sur les murs. “J’ai commencé le graffiti à l’âge de 15 ans, avant j’écrivais beaucoup. J’ai mis un nom sur cet art quand j’ai regardé un reportage sur MTV d’un graffeur, ça a ouvert une grande porte dans ma vie ! En tant que femme racisée, j’ai énormément de choses à montrer, à exprimer”, souligne-t-elle. Diplômée d’un master en géologie pétrolière, la jeune femme ne regrette pas ce choix qui lui a permis d’avoir un bagage. Dans toutes ses œuvres, deux points essentiels sont systématiquement introduits : les yeux et la calligraphie arabe. “Au Yémen, toutes les femmes sont couvertes de la tête au pied de noir, on ne voit que leurs yeux. J’ai appris à reconnaître les gens par le regard, dans nos yeux, il n’y a pas de discriminations, de différences… De plus, avec l’arrivée des masques à cause du COVID, on le constate encore plus qu’avant !” En arrivant en France, elle commence à étudier aux Beaux-arts pour se professionnaliser, elle vient d’ailleurs de terminer son Bachelor.
“Eyes of freedom” : une oeuvre rolivaloise
Ce projet n’aurait jamais pu prendre forme si les élèves du lycée Marc Bloch n’avaient pas gardé contact avec l’artiste. En effet, en octobre 2021, l’atelier Sciences Po de l’établissement avait été sélectionné pour être classe “Bayeux” lors du prix Bayeux Calvados Normandie des correspondants de guerre. Les jeunes lycéens ont ainsi pu découvrir une œuvre de Ahlam qui est intervenue en classe pour raconter son histoire. Touchés, un groupe d’élèves, dont des jeunes filles, ont décidé de garder contact avec WryaEyes : “Les filles avaient des origines différentes, j’ai adoré leur esprit de vouloir faire un lien avec moi.” Après quelques échanges, ils ont demandé qu’une œuvre soit réalisée à Val-de-Reuil. Soutenue par la municipalité et le lycée, l’artiste s’est appropriée le mur du conservatoire fin juillet. “Beaucoup de gens se sont arrêtés pour savoir ce que cela représentait. J’ai beaucoup apprécié la diversité qui règne ici !”
Intitulée “Eyes of freedom”, Regards sur la mixité en français, ce graffiti met en avant la liberté, le féminisme et la mixité, une œuvre personnelle qui ne laisse pas indifférent ! : “Freedom, c’est un mot qui peut avoir différents sens selon les gens, il est tellement fort qu’il se suffit à lui-même !” À découvrir sans attendre !
Wrya Eyes : @wryaeyes